fable échouée

Publié le par DPEA Architecture & Philosophie

                                                                  

 

 

Il faudrait laisser le commencement s’installer peut-être.

Mais pour cela il faudrait au commencement quelque chose qui le fasse se cristalliser. Comme une bulle de champagne qui se forme à partir d’une petite impureté dans le verre, invisible à l’œil nu.

Un élément perturbateur.

 

Reprenons.

Socrate se promène sur le rivage, cette zone entre terre et mer qui reste indécise, son regard s’arrête sur un objet. Socrate s’arrête. Et dans le même temps ses pensées s’arrêtent elles aussi. L’objet n’a pas de forme reconnaissable. Il échappe à toute réponse. Il met mal à l’aise.

Cette histoire, c’est Paul Valéry qui la raconte, dans Eupalinos. Je n’en garde à dessein que ce qui m’intéresse, une anecdote. Socrate, égaré, en proie à un doute innommable rejette ensuite l’objet à la mer.

L’objet est peut-être notre élément perturbateur…

 

Encore une fois.

Cette fois, nous sommes dans le jardin du musée Rodin. Il y a une exposition qui s’intitule Henry Moore, l’atelier. Ils ont installé en plein centre de la première cour, celle qui se trouve entre l’accueil et le château, une sculpture monumentale de Moore, une arche. « the arch ». Curieusement, elle fait penser à cet objet que Socrate a ramassé un jour, avant de délibérément le rejeter dans l’oubli. Cette arche est belle. Elle nous ouvre un espace qui semble nous appartenir. On pourrait sûrement s’y reposer s’il ne pleuvait pas, ou y douter à loisir.

Voilà, cette arche, c’est ce que nous cherchons. C’est notre arché, notre commencement.

 

Alors, commençons.

L’arche n’est pas ce dont nous allons parler. C’est le principe qui va guider notre parole. L’étrange beauté de cette arche, espérons-le, va nous conduire quelque part. Tâchons de suivre ce fil, qui ne correspond à rien de connu. (Vitruve, Alberti, et tous les autres rejetons de Socrate ne nous seront d’aucune aide sur ce chemin)… ce n’est pas une histoire de proportion, d’équilibre, ou de rapport harmonique de parties à un tout. C’est d’autre chose qu’il s’agit, qui ne se traduit pas en termes esthétiques,  quelque chose qui nous porte, nous retient, nous rassemble peut-être. Quelque chose qui nous plonge vers toujours plus enfoui, plutôt qu’elle ne nous élève. Disons une transparence plus qu’une transcendance.

 

C’est assez difficile d’en parler. Socrate avait déjà constaté la difficulté de parler du beau en lui-même. Peut-être a-t-il repensé malgré tout, lorsqu’il tenait en main cet étrange objet, à la discussion qu’il avait eu avec Hippias au sujet de la beauté. Hippias se trouvait alors à Athènes, il revenait tout juste d’un long séjour en contrées barbares. Les Barbares étaient-ils sensibles eux aussi à la beauté ? A la beauté d’une jolie fille, à celle de l’or pur, certainement. A celle d’une vie comblée, peut-être ? A mesure que la discussion avançait, la beauté semblait s’échapper. Les arguments avancés ne faisaient finalement qu’éloigner d’eux le véritable objet de la discussion. Le convenable, l’utile, l’avantageux, l’agréable, seuls se présentaient à eux des qualificatifs, qui ne définissaient leur objet qu’à travers ses propres causes, et non pour lui-même. Comme si la nature du beau échappait finalement à toute réalité sensible, à toute représentation. Cette conversation avait mis en évidence une série d’impasses, que Socrate, humblement, avait tenues pour éclairantes.

 

Revenons à l’étrange objet trouvé sur la grève. Aucune utilité a priori, aucun avantage à en tirer, sans agrément aucun puisque ne ressemblant à rien, en fait, c’est l’exemple parfait d’un objet ne répondant à aucune condition posée précédemment pour être qualifié de beau. Et malgré tout, Socrate passe à côté et ne parvient pas à l’ignorer. Il est comme happé par la présence de cette chose. Je voudrais avancer cette hypothèse, même si elle est un peu audacieuse : cette chose à la présence si forte avait pris la consistance de la beauté, donnait à voir à Socrate l’essence de la beauté en ce qu’elle a de plus secret, celle-là même qui lui avait échappée. Ce noyau d’étrangeté, de par sa nature rebelle à toute appréhension et toute compréhension se donnait, ici, aux yeux de Socrate sous la forme de toutes les impasses qu’il avait soulevées en compagnie d’Hippias. Comme un appel, un seuil. Le coeur de la beauté s’offrant enfin à lui, mais pour le voir, il devait effectuer un retournement complet, au-delà de ses forces. Oublier l’objet comme objet, s’oublier lui-même comme sujet, et d’un saut quitter les catégories sensibles qui le cantonnaient au champ de la représentation. Il en a senti l’effort nécessaire, mais n’a pu le fournir. Comme s’il devait se renier.

 

Se pose ici une question inévitable si l’on souhaite continuer à suivre ce fil sans tirer dessus. Peut-on parler de beauté ? Puisqu’elle trouve toujours une brèche dans la réflexion par laquelle s’échapper. Peut-être ne faut-il pas en  parler. Théoriser, c’est déjà perdre de vue ce dont il s’agit. L’idéal serait que, tout en parlant, nous ne dissocions pas le pratique du théorique. A ce titre, les chemins qu’Heidegger a empruntés l’ont toujours conduit hors de toute dualité, les oppositions telles que théorie-pratique, sujet-objet n’ont jamais eu à être dépassées, parce que là d’où précisément Heidegger parlait, elles n’avaient tout simplement plus lieu d’être. La textualité dans laquelle se place Heidegger est celle de l’entretien. Entretenir comme mode de textualité. L’entretien, c’est l’entretien de la parole, et de ce dont il est question. L’entretien ménage la chose dont il souhaite s’approcher. L’entretien ne parle pas donc, il ne représente pas, sous peine de perdre définitivement ce qu’il vise, mais il garde en tête, que jamais il ne l’atteindra, précaution préalable et nécessaire certainement pour s’en approcher le plus possible.

 

L’entretien, c’est la précaution. J’ai dit que j’avais écrit beaucoup d’introductions avant celle-ci. Que j’avais tenté de mettre à plat ma pensée à maintes reprises, mais encore jamais deux trajets identiques ne se sont dessinés. Est-ce à dire que la reprise de l’histoire est impossible, qu’elle ne trouvera jamais une base fixe pour tenter de dé-finir ce qu’est la beauté? Non, sûrement pas. La reprise est d’autant plus effective que la même histoire toujours se dessine toujours, sans jamais être identique. Les choses se disent, s’ouvrent, se reprennent d’elles-mêmes. Les entretenir, c’est tâcher de ne pas les étouffer avant même de les avoir entrevues. Qu’elles nous fatiguent jusqu’à ce qu’enfin nous ne leur opposions plus de résistance, et qu’elles se donnent au moment où on ne les attend plus. C’est en cette advenue que se trouve la beauté. La forme n’est pas, ici, le produit conscient d’un artiste qui vise une certaine harmonie, la forme, est l’advenue même, du réel dans l’ordre du beau. Henri Moore ne travaillait pas ses formes, il se laissait travailler par elles. Elles apparaissaient au moment opportun. Cet opportun est la porte par laquelle la beauté s’introduit. C’est le seuil d’où elle saute. Ménager dans le discours cet opportun c’est l’entretien.

 

On ne peut aisément définir la forme « singulière » de l’arche d’Henri Moore, si ce n’est, à l’image de l’objet de Socrate : « ne ressemblant à rien, et pourtant (…) pas informe ». Etrange donc, étrangement belle, pleinement présente, présence ridiculisant la petite pancarte explicative plantée à côté et tout le dispositif de mise en scène qui l’accompagne, jusqu’au musée même qui s’absente, pendant que nous nous tenons tout entier sous elle. L’étrangeté de cette forme est précisément ce qui nous invite à éviter l’écueil de la représentation. La beauté dont nous parlons ici est ingrate, elle n’est pas séductrice, elle se donne ici en son plus simple appareil, brute, crue, violente, presque repoussante. Elle s’échappe de la forme qui nous est donné de voir, précisément parce que la forme même nous échappe. Cette beauté n’est pas d’ordre sensible ou intellectuelle, elle est ce qui nous tient tout entier. C’est ce que Socrate refuse, d’être tenu par autre chose que lui-même.

 

Revenons à Socrate, imaginons-le au musée Rodin, et plus improbable, imaginons que son regard n’a pas croisé les sculptures d’Auguste, ce qui l’aurait très certainement occupé un moment, mais qu’il est entré directement dans les galeries dédiées aux travaux de Moore. Il y a là une réplique de la pièce qui servait d’atelier au sculpteur, agencement de l’espace, tables, rayonnages, sont reproduits fidèlement. Et tout le bordel de l’artiste avec : un chaos si bien ordonné que les œuvres et études de l’artiste ne se distinguent quasiment pas des os, coquilles ou bois flottés et squelettes glanés ici et là. Toutes ces choses semblaient échouées en marge d’une réalité. L’atelier ressemblait au paysage des origines sur lequel se promenait Socrate, et le scepticisme qu’il éprouva, sur l’estran l’aurait très certainement repris ici. Il aurait quitté la salle saisit d’une angoisse aveugle.

 

L’atelier nous apporte une compréhension plus claire de ce qu’est le travail de Moore. Le terme de travail est à ce stade du discours impropre. Il conviendrait mieux de parler d’attitude. Moore travaille comme la mer travaille, infatigablement, par assauts répétés. Toujours plus sincèrement. A l’écoute simplement, à l’écoute de la beauté. La beauté est cet appel à quoi répond l’artiste. L’artiste en est responsable avant tout. On pourrait presque dire que c’est la beauté qui travaille, elle travaille au cœur même de la volonté de l’homme, la repliant sur elle-même, la faisant se vouloir elle-même, en un dépassement permanent, de sorte que rien n’en affecte la conscience. Aucun regret. Jamais. La forme de l’oeuvre n’est plus que la conséquence de la tenue de cette attitude. Une cristallisation de ce mouvement empreint de vie. Cette forme qui plongeait Socrate dans le doute, pleinement étrangère, ne trouve sa consistance qu’en elle-même, sous l’action transformante de l’artiste.

Sa beauté, c’est le témoignage qu’elle en donne, seul don gratuit s’il en est.

 

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